La gorge et le cou
Une organisation des racines de l’arabe classique
construites sur les étymons {ǧ,r} et {q,l}
à Federico Corriente, in memoriam
Sommaire
Introduction
Chapitre 1. Les désignations de la gorge et du cou
Chapitre 2. La fonction ingestive de la gorge
Chapitre 3. La fonction vocale de la gorge
Chapitre 4. La fonction giratoire du cou
Chapitre 5. La fonction vitale de la gorge et du cou
Chapitre 6. Les métaphores de la gorge et du cou
Chapitre 7. Les racines réapparaissantes
Chapitre 8. Les parallélismes sémantiques
Conclusion
En marge
Bibliographie
Date de mise en ligne : janvier 2019
Note préliminaire :
Les quelques lignes qui suivent explicitent notre sous-titre. Elles sont donc sans intérêt pour ceux de nos lecteurs qui sont familiers de la Théorie des Étymons et Matrices de Georges Bohas ou qui ont lu la plupart de nos précédents travaux.
Qu’entendons-nous par « les racines construites sur les étymons {ǧ,r} et {q,l} » ? De quel type de racines s’agit-il ? Tout simplement des racines dont, par exemple pour le premier étymon, le ǧ et le r sont obligatoirement deux des consonnes qui les constituent, quelle que soit leur position dans la racine. Cela dit, seules les racines ne comportant que ces deux consonnes – et éventuellement un glide – sont construites sans ambigüité sur le seul étymon possible. (NB : Afin que le lecteur puisse les repérer plus facilement, les racines non ambigües sont en rouge dans le texte.) Toutes les autres, qu’elles soient tri- ou quadriconsonantiques, sont dites « ambigües » car elles pourraient aussi être construites sur l’un ou l’autre des deux autres étymons théoriques possibles. On verra que cette ambigüité est souvent réduite sinon annulée par une plus ou moins grande proximité sémantique. Ainsi, sachant que la racine non ambigüe جرّ ǧarra signifie "extraire" et que la forme IV de جرذ ǧaraḏa signifie aussi "extraire", il y a une très forte probabilité pour que l’étymon de جرذ ǧaraḏa IV soit {ǧ,r} plutôt que {ǧ,ḏ} ou {ḏ,r}. Pour être plus exact, notre sous-titre devrait donc être celui-ci : « Une organisation phono-sémantique des racines de l’arabe classique effectivement ou probablement construites sur les étymons {ǧ,r} et {q,l} ». Mais ce serait un peu long, même pour un sous-titre.
Introduction
Au cours de l’hiver 2017-2018, Michel Masson intervint dans plusieurs séances du GLECS(1) pour y rendre compte d’une sienne recherche sur les sémantismes de la racine sémitique GWR à partir de la notice que le Dictionnaire des racines sémitiques (désormais DRS) consacre à cette racine, p. 109 du fascicule 2. Dans la foulée de ces séances, et avec le secret espoir de trouver des réponses à certaines des questions posées par Masson à son auditoire en même temps qu’à lui-même, nous avons eu la curiosité de consulter dans le même ouvrage la notice consacrée à la séquence GR-, p. 175 du fascicule 3. En voici l’essentiel :
Séquence consonantique qui entre dans la constitution de plusieurs séries de racines dont chacune présente une ou des valeurs communes à l’ensemble de la série : 1. La désignation de la « gorge », du « gosier », et l’expression des notions connexes d’« avaler, engloutir », etc. [...]. 2. La dénomination apparemment onomatopéique de bruits produits par la gorge, la bouche, [...]. 3. La notion de « rondeur » > « rouler », etc. [...]. 4. La notion de « couper » > « enlever », « arracher », « casser », etc. [...]. 5. La notion de « couler » [...].
Pour vérifier ce qu’il en était de la seule langue arabe, nous avons alors constitué un corpus de racines(2) effectivement ou probablement construites sur l’étymon {ǧ,r}, dans lesquelles il nous est apparu que la gorge – ou le cou, qui en est la face extérieure – était effectivement la partie du corps la plus souvent citée, soit explicitement, soit – le plus souvent – par l’intermédiaire de dérivés correspondant à nos gorgée, égorger, col, collier, encolure, etc. On trouvera tout au long de cette étude de nombreuses raisons d’associer la gorge et le cou ; notons que le substantif نغنغ nuġnuġ, hors corpus, cumule les deux sens de "gorge, canal de la gorge" et de "collier du coq, plumes du cou chez le coq". Mais نغنغ nuġnuġ est un mot rare, peut-être même obsolète(3). Nous étions davantage gêné de ne pouvoir prendre en compte un mot aussi usuel que حلق ḥalq : comment parler ici de la gorge sans que ce mot y apparaisse autrement que dans une brève remarque ?
Or, parallèlement, et un peu par hasard, nous avions entrepris une étude sur quelques racines arabes du dire et du parler, dont la racine قول √qwl. En avançant dans notre recherche, nous avons constaté une étonnante série de parallélismes sémantiques entre les dérivés de racines construites sur l’étymon {ǧ,r} et ceux de racines construites sur l’étymon {q,l}, ce qui nous a amené à la constitution d’un deuxième corpus de racines effectivement ou probablement construites sur cet étymon, un corpus au sein duquel la racine حلق √ḥlq avait alors sa légitime place.
C’est ainsi qu’en nous inspirant des matrices phono-sémantiques réalisées par Bohas et Saguer dans Le son et le sens(4) à partir de certaines parties du système phonatoire, nous avons élaboré une organisation de notre corpus essentiellement fondée sur les fonctions et la forme de la gorge et du cou(5). On verra comment cette organisation permet de comprendre la diversité et la richesse des racines rencontrées, de vérifier une fois de plus que sous des dehors apparemment anarchiques, il règne au sein du lexique de l’arabe une grande unité, un vaste réseau de formes et de sens systématiquement tissé par l’usage au fil des siècles.
Nous ne sommes évidemment pas en mesure d’établir une chaîne sémantique qui irait de la source – un cri ? une onomatopée ? – jusqu’aux acceptions les plus récentes. Nous le sommes d’autant moins que l’évolution des mots, aussi bien dans leurs formes que dans leurs sens, ressemble plus à une longue et animée partie de billard qu’à l’écoulement d’un fleuve tranquille : les mots ne cessent de se rencontrer, de s’associer, de s’influencer mutuellement, comme les langues de s’en emprunter. Par le jeu des troncations et des ajouts d’infixes, de préfixes et de suffixes, les locuteurs en modifient sans cesse les formes ; des métaphores en cascade, parfois des erreurs, en portent les significations à des distances qui n’autorisent plus la remontée dans le temps ou la rendent très difficile. Nous verrons par exemple qu’il existe une relation métaphorique forte entre la notion de gorge et celle, plus générale, de trou ou d’orifice. Mais il est très difficile de savoir dans quel sens la métaphore a fonctionné. La gorge n’est-elle qu’un trou parmi les autres ou est-ce une gorge ou une bouche que l’homme voit dans chaque trou comme semble plutôt l’indiquer une vision anthropomorphique du monde assez répandue dans les sociétés primitives ?
Quoi qu’il en soit, comme il faut bien commencer une étude par quelque chose, nous suivrons l’exemple de la notice GR- du DRS en partant des désignations « de la gorge, du gosier et l’expression des notions connexes d’avaler, engloutir, etc. ». Nous suivrons également la démarche adoptée par Bohas et Saguer dans leurs chapitres du nez et de la langue, à cette différence près que nous ne parlerons pas de « matrice » ; ce serait prématuré. Nous nous contenterons de suivre les deux fils conducteurs suffisamment riches que sont les étymons {ǧ,r} et {q,l}, même si nous avons d’ores et déjà repéré que d’autres étymons feraient de bons candidats pour participer à l’organisation phono-sémantique que nous allons maintenant présenter. Un seul exemple, l’étymon {q,n} : comment ne pas en constater la présence aussi bien dans عنق ‛unq "cou" que dans خنق ḫanaqa ou شنق šanaqa "étrangler" et نقنق naqnaqa "glousser" ? On voit qu’un prolongement possible est déjà en vue ; il y en a d’autres, ne serait-ce que {ġ,n} présent sans ambigüité dans نغنغ nuġnuġ vu plus haut.
Après une première partie consacrée aux deux principales désignations de la gorge, à savoir حنجر ḥanğar et حلق ḥalq, nous nous intéresserons successivement à ses deux fonctions principales : la fonction ingestive et la fonction vocale ; nous poursuivrons par les deux fonctions principales du cou : la fonction giratoire et la fonction vitale ; et nous terminerons par la partie du réseau sémantique la plus complexe, à savoir les nombreuses extensions sémantiques qui, à partir de la forme allongée et resserrée de la gorge et du cou, en viennent, par le jeu des métaphores et le foisonnement des extensions et généralisations, à désigner divers objets et notions.
Notes
1. Groupe Linguistique d’Études Chamito-Sémitiques.
2. Formes et sens trouvés dans le dictionnaire de Kazimirski, à quelques exceptions près.
3. On le trouve encore chez Belot avec le sens de "partie de la gorge près de la luette".
4. Voir « Bohas et Saguer » dans la Bibliographie.
5. Sur le rôle des parties du corps dans l’élaboration du lexique, voir Robin Allot, The Physical Foundation of Language (1973). Cet ouvrage est souvent cité par Georges Bohas.
Chapitre 1. Les désignations de la gorge et du cou
1.1. حنجر ḥanğar
S’il est en arabe un terme en GR- désignant la gorge qui s’impose d’emblée, ce ne peut être que حنجر ḥanğar. Le mot n’est pas isolé, il a quelques dérivés que Kazimirski ne sait pas très bien à quelle racine rattacher : il en rattache un premier groupe à la racine حجر √ḥǧr (I, p. 382)
حنجر ḥanğar, حنجرة ḥanğara gorge, gosier ; gorge de montagne
حنجور ḥanğūr gorge, gosier ; petit panier ; flacon pour les aromates avec lesquels on lave le corps des morts
... et un deuxième à une supposée racine حنجر √ḥnğr (I, p. 501) :
حنجر ḥanğara égorger ; s’enfoncer dans son orbite (œil)
حنجرة ḥanğara, حنجور ḥunğūr larynx
حنجريّ ḥanğariyy guttural (lettre)
La première idée était la bonne : cette “racine” حنجر √ḥnğr est évidemment issue de حجر √ḥǧr par infixation d’un n en deuxième position. Le phénomène est trop bien connu(1) pour qu’il soit nécessaire de nous attarder sur ce point, mais notons au moins cette autre paire similaire, extraite de notre corpus :
عجر ‛aǧara tourner le cou – عنجورة ‛unǧūra étui à flacon
Cette racine حجر √ḥǧr, qui est donc la vraie racine du nom حنجر ḥanğar et de ses dérivés, celle qu’il nous faut donc soigneusement observer, est trop riche pour être reproduite in extenso ; nous avons sélectionné les items les plus représentatifs de ses divers sémantismes :
حجر ḥaǧara empêcher quelqu'un d'approcher, lui interdire l'accès – II. être entouré du halo (lune) – IV. couvrir, cacher – V. être dur envers qqn – VIII. se réfugier chez qqn
حجر ḥaǧr orbite de l’œil ; giron, sein ; protection, tutelle ; parties de la génération (de l’homme ou de la femme) ; colline sablonneuse
حجر ḥiǧr mur, muraille ; trou de souris ou de serpent ; digue ; parenté, liens du sang ou d’alliance
حجر ḥaǧar pierre
حاجر ḥāǧir plateau élevé et renfoncé au milieu ; haie
حاجورة ḥāǧūra jeu qui consiste en ce qu’on cherche à attraper la personne qui est au milieu du cercle formé par ceux qui jouent
حجرة ḥaǧra côté ; vestibule
حجرة ḥuǧra enclos pour les chameaux ; cabinet, cellule, chambre ; tombeau ; plage
محجر maḥǧar pourtour, circonférence (d’une ville) ; territoire
محجر maḥǧir, miḥǧar verger, parc ; orbite, cercle de l’œil ; alentour, pays autour d’un bourg
Notons quelques-uns de ces mots : empêcher, cacher, se réfugier, trou, cercle, ... ; nous les retrouverons.
Un dernier point : la racine حجر √ḥǧr étant ambigüe, qu’est-ce qui nous permet de la considérer comme construite sur l’étymon {ǧ,r} ?
Pour la séquence GR, nous avons la caution du DRS, avec d’autres témoins comme
جرير ǧarīr licou, bride
جرّ ǧarr coquillages qu’on attache au cou des animaux en guise d’ornement
... tous deux dérivés de جرّ √ǧrr, racine non ambigüe, et quelques autres mots dérivés de racines formellement ambigües mais sémantiquement rapprochables, comme عجر ‛aǧara "tourner le cou" vu plus haut, et aussi
جربان ǧirbān col, collet
جردح ǧardaḥa allonger le cou
جرعة ǧur‛a gorgée
جرم ǧirm gosier
جران ǧirān bas de l’encolure
ساجور sāǧūr collier (en cuir ou en fer)
هجار hiǧār chaîne portée au cou en guise d'ornement
جذر ǧaḏr, ǧiḏr base du cou
Pour la séquence RG, nous sommes malheureusement un peu démuni en ce qui concerne les désignations directes ou indirectes. Nous ne disposons que de حرج ḥirǧ "collier de coquillages" et de مرجان marǧān "corail ; collier de corail". Mais, pour ce dernier mot, il ne s’agit peut-être que d’un hasard, surtout si le sens de "corail" est premier(2). Il nous faudra donc avancer plus loin dans notre étude pour trouver des racines ambigües mais indubitablement concernées par notre sujet comme رجس √rǧs, رجع √rǧ‛, رجل √rǧl, رجم √rǧm et quelques autres.
1.2. حلق ḥalq et حلقوم ḥulqūm
Ne nous attardons pas sur حلقوم ḥulqūm(3), claire extension de حلق ḥalq par suffixation du même élément -ūm que l’on retrouve dans un mot comme خرطوم ḫurṭūm "trompe de l’éléphant", par exemple. Quant à حلقم ḥalqama "couper la gorge à qqn", c’est aussi clairement un dénominal de حلقوم ḥulqūm, et venons-en tout de suite à حلق ḥalq.
Sans surprise, on trouve ce mot dans la notice que Kazimirski consacre à la très polysémique racine حلق √ḥlq (I, p. 481) dont voici un résumé représentatif :
حلق ḥalaqa raser (la tête) ; blesser à la gorge ; remplir la citerne (d’eau) ; entourer, ceindre ; serrer en tordant avec force (une corde) – II. marquer une pièce du troupeau d’une marque ciculaire en forme de boucle ; gonfler le ventre, l’arrondir (eau bue) ; se gonfler de lait, être rebondi (pis d’une femelle) ; planer et tournoyer dans les airs ; être entouré d’un cercle (lune) ; être renfoncé dans son orbite (œil) ; être au plus haut du ciel (étoile) – V. s’assoir en cercle, former un cercle
حلق ḥalq gosier, gorge ; malheur
حلق ḥilq bague, anneau ; nombreux troupeau de bétail
حالق ḥāliq montagne élevée
حالقة ḥāliqa qui excite les inimitiés et la discorde entre les parents, les proches
حالوقة ḥālūqa sévère, dur (homme)
حلاق ḥalāq mort, trépas
حلقة ḥalqa anneau ; boucle ; cercle, réunion de personnes assises en cercle ; troupe nombreuse d’hommes ; corde, vase vidé ; abondance d’eau dans une citerne à peu près remplie jusqu’aux bords
حلوق الأرض ḥulūq al-’arḍ endroits où l’eau coule ou a coulé (vallées, ravins)
حلقيّ ḥalqiyy guttural (lettre)
On aura noté quelques notions communes aux deux racines حجر √ḥǧr et حلق √ḥlq : le cercle, le halo lunaire, l’orbite de l’œil, la dureté morale, la hauteur géographique, ... Elles sont communes aux deux racines mais quel rapport entre ces notions et la gorge ? On voit l’intérêt qu’il pouvait y avoir, pour tenter de répondre à cette question, à aller plus loin dans la confrontation des diverses racines construites sur les étymons {ǧ,r} et {q,l}.
Il nous reste à traiter la question de l’étymon : la racine حلق √ḥlq étant ambigüe, qu’est-ce qui nous permet de la considérer comme construite sur l’étymon {q,l} ?
Pour la séquence QL, nous pouvons nous appuyer principalement sur l’existence de قلقى qalqā "collier, chaîne portée au cou en guise de parure", isolé mais non ambigu, et sur la racine قلد √qld, formellement ambigüe mais sémantiquement concernée par notre sujet à juger par ses dérivés إقليد ’iqlīd "cou" et قلادة qilāda "collier". Citons aussi
قبل qabal, قبلة qabla sorte de coquillage que les femmes se mettent au cou en guise de charme pour se faire aimer ; boule oblongue en ivoire que les femmes suspendent à leur cou ou que l’on suspend au cou des chevaux – قبلة qabala coquillages suspendus en guise d’amulette au cou d’un chameau pour conjurer l’effet du mauvais œil
قذال qaḏāl col (d’une veste)
قفلة qafla derrière de la tête
قليب qulayb coquillages ou autres petits objets en agate, que l’on porte sur soi comme charme propre à fasciner et à concilier l’amour d’une personne
... dont l’apport formel est plus fragile, du moins à ce niveau initial de notre étude.
Pour la séquence LQ, nous disposons de la racine non ambigüe لقلق √lqlq dont trois dérivés ont des sens qui nous autorisent à les considérer comme concernés par notre sujet :
– لقلق laqlaq langue : elle prend racine dans la gorge.
– لقلق laqlaq ou لقلاق laqlāq bavard : peut-être par onomatopée, ou en rapport avec le précédent.
– لقلق laqlaq ou لقلاق laqlāq cigogne : probablement moins à cause de son cri ou du claquement de ses ailes que de son cou remarquablement long, si l’on en juge par la présence dans notre corpus de عسلق ‛aslaq, ‛isliq "qui a le cou long", entre autres sens que nous verrons plus loin.
NB : Pour la même raison, nous aurions probablement pu mentionner plus haut هقل haql, هقلة haqla "jeune autruche" et هيقل hayqal "autruche mâle"..
Citons quelques autres mots issus de racines formellement ambigües mais si sémantiquement concernés par notre sujet que le doute sur leur étymon n’est guère permis :
لقّاعة luqqā‛a prononciation très gutturale, du fond du gosier
فليق falīq veine qui paraît comme gonflée au cou ; partie déprimée du cou du chameau correspondant au canal du gosier
tigré ’abliq collier pour les chevaux (DRS)
... et même معلاق mi‛lāq "langue", dérivé de la racine علق √‛lq non seulement à cause du fait que l’organe ainsi désigné est parfois “bien pendu” mais parce que tout le sémantisme de cette racine, nous le verrons, est en rapport avec notre sujet.
Nous sommes loin d’avoir présenté ici tous les termes qui désignent le cou et la gorge, ou certaines de leurs parties comme la nuque, la pomme d’Adam, et la luette. Nous en avons cité quelques-uns dans notre introduction. Nous en mentionnerons d’autres à la fin de cette étude.
Notes
1. Voir notamment notre étude Les racines quadriconsonantiques à séquence initiale عن ‛n-".
2. Voir l’article de Michel Masson, « Perles, coraux et bilitères », in Semitica et Classica, Vol. VI, Brepols Publishers, pp. 269-278, 2013.
3. Pour nos jeunes lecteurs friands de loukoum, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ce mot vient de du turc rahat-lokum (par abréviation lokum) et celui-ci de l’arabe rāḥat al-ḥulqūm (littéralement « plaisir du gosier »).
Chapitre 2. La fonction ingestive de la gorge
Puisque la notice GR- du DRS nous y invite par « l’expression des notions connexes d’avaler, engloutir, etc. », commençons par cette fonction et vérifions qu’il en va bien pour l’arabe comme de l’ensemble des racines sémitiques, et aussi qu’il en va de l’étymon {q,l} comme de l’étymon {ǧ,r}.
Une première remarque : nous allons très vite constater que le DRS a de cette fonction ingestive une vision très restrictive. Plus que le simple et rapide passage par la gorge des nourritures absorbées, c’est en fait tout le processus alimentaire qui est pris en charge par les racines de notre corpus, depuis la sensation de faim et l’opération initiale qui, selon les cas, consiste à séparer la viande de l’os, à brouter l’herbe, à ronger les troncs, à happer au vol, à arracher de la branche, etc., jusqu’à l’opération finale que Kazimirski appelle pudiquement “rendre les excréments”. On voit par là que la rubrique 4 du DRS – « La notion de couper > enlever, arracher, casser, etc. » – représente en fait la première phase du processus. La métaphore se chargera ensuite, nous le verrons, d’adapter ce geste initial à bien d’autres choses que la nourriture, et de transférer à la main des bipèdes une action que seule peut accomplir la gueule des quadrupèdes.
Une deuxième remarque : ce n’est pas seulement de la nourriture solide qui passe par la gorge, c’est peut-être même plus souvent du liquide, une boisson. On voit par là que la rubrique 5 du DRS – « La notion de couler » – n’est en fait que l’opération effectuée par la boisson absorbée par la bouche, passant ensuite par la gorge et coulant enfin dans le tube digestif jusqu’à l’estomac. La métaphore se chargera, nous le verrons aussi, d’adapter cette action à d’autres liquides et canaux d’écoulement.
2.1. L’ingestion des solides
2.1.1. avoir faim, chercher de la nourriture, procurer de la nourriture
Notre corpus n’est pas très riche en vocabulaire de la faim. Nous n’avons guère trouvé que
جخر ǧaḫir grand mangeur et qui a faim à tout instant
علق ‛√lq – عولق ‛awlaq faim
هقل haqil affamé
هلّقب hillaqb violent, extrême (faim) (DRS)
C’est surtout avec la recherche de la nourriture pour soi-même ...
جرح ǧaraḥa chercher à se procurer de la nourriture (animaux)
قلج √qlǧ – V. courir les pays pour chercher de quoi vivre en temps de disette
... ou pour d’autres, que les mots commencent à apparaître en plus grand nombre :
جرّ ǧarra laisser paître le chameau en continuant la route
جرش √ǧrš – VIII. procurer de la nourriture à qqn
جشر ğašara mener paître les bestiaux, sans les ramener le soir
شمرج šamraǧa nourir avec soin un enfant
مرج maraǧa lâcher au paturage, laisser paître sa monture, etc.
بقل √bql – IV. ramasser du fourrage pour les bestiaux
طلق ṭalaqa être renvoyé, lâché, mis en liberté (se dit d’une chamelle qu’on laisse paître librement)
قصل qaṣala donner (aux chevaux) du fourrage vert à mesure qu’on le coupe
2.1.2. Les nourritures et leurs récipients
Les nourritures représentées dans notre corpus sont essentiellement l’herbe des prés, le foin et les plantes à tiges comme le roseau, mais la pâture des carnivores n’est pas oubliée. On trouvera aussi quelques termes désignant plus généralement les vivres et la nourriture, quels qu’ils soient :
جرزة ǧurza botte de foin
جرف ǧarf herbe sèche ; pâturage abondant et riche
جزر ǧazir nourriture, pâture –جزر ǧazar chair, pâture des bêtes féroces
رجع √rǧ‛ – راجعة rāǧi‛a vivres
رمج √rmğ – رماج ramāğ parties comprises entre les nœuds de la tige d’un roseau
شجرة šaǧara tige, tronc ; plante à tige ; arbuste ; arbre
مرج marǧ pré, prairie
ثقل ṯaqula – III. se nourrir de mets lourds
دقل daqal chargé de fruits (palmier) ; dattes de qualité inférieure
عقل ‛aqala manger de l’herbe
علق ‛alaq, علاقة ‛alāqa nourriture des bestiaux – علقة ‛ulqa, علاق ‛alāq repas léger, déjeuner
قلج qalğ roseau
قلدة qilda dattes
NB : On remarquera l’évolution sémantique de شجرة šaǧara, dont le sens de "tige, plante à tige" est probablement premier. Nous reviendrons dans notre sixième partie sur la forme cylindrique de la tige et du tronc... qui n'est qu'une grosse tige.
Pour le transport de nourritures, de provisions, de produits de la terre, divers noms désignent des sacs ou paniers dont la fonction est généralement précisée, de façon explicite ou implicite :
جرب √ǧrb – جراب ǧirāb sac de berger, sac de voyage
جرّ ǧarr corbeille, panier
جشر √ğšr – جشير ğašīr sac à blé ; sac de berger
حجر √ḥğr – حنجور ḥanğūr petit panier
رجن √rǧn – مرجونة marǧūna panier
شرج √šrğ – شريجة šarīğa sac en feuilles de palmier où l'on met des fruits
عجر √‛ǧr – معجر mi‛ğar sorte de sac de fibres de palmier
جلق √ğlq – جوالق ğuwāliq grand sac à blé
شلق √šlq – شلّاق šallāq sac à provisions
لعق √l‛q – ملعقة mil‛aqa cuiller ; cuillerée
قلد √qld – مقلد miqlad sac à fourrage
قلف √qlf – قليف qalīf, مقلوفة maqlūfa panier dans lequel on transporte des dattes
قمعل qum‛ul, قمعول qum‛ūl marmite à gros ventre et étoite vers l’orifice
Naturellement, du contenant au contenu précisé, on passe par extension à toutes sortes d’autres contenants dont le contenu est sans rapport avec l’alimentation ou n’est pas précisé :
جرب √ǧrb – جراب ǧirāb sac en cuir ; scrotum
جرجة ǧurǧa bissac
جرم ǧirm sac
جفر √ğfr – جفيرة ğafīra portefeuille, sac en cuir
جور √ğwr – IV. mettre, serrer les outils, des objets dans un sac ou un étui
خرج ḫurğ sacoche (composée de deux sacs pendant de chaque côté d'une bête de somme)
درجة durǧa boîte à bijoux
علق ‛alq, ‛ilq sac, petit sac
قلد √qld – مقلد miqlad bourse
2.1.3. La saisie de la nourriture
C’est par cette opération que tout commence : les incisives mordent, coupent ou rongent, les canines déchirent, la langue – ou le bec – saisit, tire et arrache. Si l’objet arraché est une plante, c’est généralement avec sa racine, à laquelle la métaphore donne aussitôt son sens d’origine :
جدر ǧadr racine ; racine, origine ; mathém. racine carrée ou cube
جذر ǧaḏara couper, retrancher en coupant ; extirper, arracher – جذر ǧaḏr et ǧiḏr racine, naissance (d’un membre du corps) ; mathém. racine
جرثم ǧarṯama – II. enlever, prendre la majeure partie de – جرثوم ǧurṯūm racine (en parlant de toute chose)
جرس ǧars racine
جرم ǧarama dépouiller et alléger le palmier en enlevant les grappes de dattes ; couper, retrancher ; prendre, enlever
جزر ǧazar racine qu’on mange – جزار ǧuzār qui arrache les herbes avec la racine
جمعر ǧam‛ara mordre, vouloir mordre
خرج √ḫrǧ – II et IV. consommer une partie d’un pré – مخرج maḫraǧ origine
رجه raǧaha saisir une chose avec les dents
شجر √šǧr – III. ronger les arbres
نجر naǧr racine, origine, extraction
دوقل dawqala happer et avaler qqch
سلق salaqa oter, enlever la viande de dessus l’os
علق ‛alaqa enlever, arracher avec les dents les feuilles de la cime des plantes
قلخ qalaḫa arracher, déraciner
قلف qalafa dépouiller un arbre de son écorce
لعقة la‛qa ce qui peut être enlevé par un coup de langue
لقع laqa‛a enlever rapidement avec le bout des lèvres ou du bec
لقف laqifa enlever en un clin d’œil un morceau tombé ou jeté par qqn – V. enlever, saisir rapidement
Certains des verbes ci-dessus, on le voit, en viennent tout naturellement à avoir un emploi plus général et imprécisé, voire figuré, de la saisie.
En voici quelques autres qui parfois s’appliquent explicitement ou implicitement à des objets précisés ; c’est par exemple le cas du rasage, qui va nous amener à retrouver la racine حلق √ḥlq. On voit par là, une fois de plus(1), que, comme le dit Kazimirski mais comme le dit surtout la langue arabe, “les plantes et les arbres sont le poil du sol” :
جرد √ǧrd – II. tirer, traire
جرذ √ǧrḏ – IV. faire sortir, extraire, tirer
جرّ ǧarra extraire, faire sortir
جرز ǧaraza couper, retrancher
جرف ǧarafa enlever, emporter tout
جمر √ǧmr – II. couper un palmier
جمهر ǧamhara enlever la meilleure partie d’une chose
خرج √ḫrǧ – IV. extraire, faire sortir
رجم raǧama couper, arracher, séparer du tout
مجر maǧr intelligence (= saisie intellectuelle. Cf. عقل ‛aqala ci-dessous)
بلق balaqa enlever, emporter les pierres (torrent)
جلق ğalaqa raser (la tête)
حلق ḥalaqa raser
دلق √dlq – X. extraire, faire sortir
دهقل dahqala raser la peau
دهلق dahlaqa raser une peau de bête
ذلق √ḏlq – IV. faire sortir un lézard de son trou en l’inondant d’eau
زلق zalaqa raser (la tête)
عقل ‛aqala comprendre, saisir (par l’intelligence)
فلق falaqa arracher (la laine) sur la peau de la bête
قبل qabala prendre avec la main – IV. devenir intelligent après avoir été bouché et stupide
قصل √qṣl – XI. ’iqṣa’alla prendre, saisir qqch, empoigner
قطل qaṭala couper (un arbre à la racine)
قعل √q‛l – VIII. enlever, ôter un objet de sa place
قلج qalaǧa arracher
قلع qala‛a arracher, ôter qqch de sa place – VIII et X. enlever, ravir
قلف qalafa arracher un ongle avec la racine
قلم qalama couper, rogner
قلمع qalma‛a raser
لقث laqiṯa enlever tout en un clin d’œil
لقي √lqy – لقى laqā saisir qqn, se saisir de la personne de qqn – IV. ôter qqch de sa place
ملق √mlq – VIII. extraire qqch
NB : Dans le chapitre 3 de Le son et le sens de Bohas et Saguer – intitulé La matrice {[dorsal],[+nasal]} “Tirer” – on retrouvera forcément celles de nos racines, présentes ci-dessus et ailleurs dans cette étude, dans lesquelles la troisième composante est une nasale et qui ont le sens de tirer, extraire ; c’est, par exemple, le cas de ملق √mlq. Ces racines pourront s’analyser comme résultant du croisement de deux étymons complémentaires.
Mais revenons au pâturage et surtout à l’état où il se trouve après le passage d’un troupeau affamé. La liste ci-dessous se passe de longs commentaires : le sol est nu, dépouillé, dépourvu de toute végétation ; place à la pierre. Dans notre étude Éclats de roche(2), nous avons longuement étudié le rapport entre la pierre et l’action de couper. La présence de la pierre dans ce contexte n’est donc pas pour nous étonner : nous confirmons ici par le lexique ce que savent bien les géologues et historiens du Sahara : ce qui a coupé, c’est les incisives des herbivores ; la pierre, le terrain dur et stérile, le sable, le désert, c’est ce qui reste quand la végétation a été systématiquement broutée ou rongée :
جرب √ǧrb – جرباء ǧarbā’ (terre) frappée de sécheresse et de stérilité
جرج ğarağ sol dur et rocailleux
جردة ǧurda sol uni et nu, où rien ne croît
جرّ √ǧrr – جرّارة ǧarrāra terrain déprimé, encaissé, couvert de cailloux
جرز ǧarz champ nu, dont l'herbe à été dévorée ; sol nu, dépourvu de toute végétation
جرع √ǧr‛ – جرعة ǧaru‛a, ǧara‛a terrain sablonneux, monticule de sable
جرل ǧaril pierreux et dur (terrain) – جرول ǧarwal, ǧurawil, جرولة ǧurūla terrain pierreux ; pierres, rochers
جرن ǧaran sol dur et inégal
جمرة ǧumra cailloux, petits cailloux dont le lit des torrents est jonché – جمار ǧimār pierre sépulchrale
جمهور ǧumhūr monticule de sable
حجر ḥaǧar pierre – حجر ḥaǧr colline sablonneuse – حجرة ḥuǧra plage
حشرج ḥašraǧ cailloux
خرج √ḫrǧ – مخرّج muxarraǧ en partie nu, en partie couvert d'herbes (champ, pré)
رتج √rtǧ – رتاجة ritāǧa roc, rocher
رجح √rğḥ – أراجيح ’arāğīḥ déserts
رجل √rǧl – أرجل ’arǧal dur et raboteux, semé de pierres (sol)
رجم √rǧm – رجام riǧām grande pierre
هبرج habraǧa marcher sur un terrain inégal
بلق √blq – بلوقة balūqa désert, plaine vaste et stérile
بلقع balqa‛a être inculte et inhabité
خلق ḫalaqa – خوالق ḫawāliq montagnes, rochers ras, à surface unie
سلقع salqa‛ terrain dur et raboteux
صلق √ṣlq – مصلاق miṣlāq rocher, grosse pierre
صلقع √ṣlq‛ – صلنقع ṣalanqa‛ vide, désert (pays)
عقل √‛ql – عاقول ‛āqūl monticule de sable
قلع qala‛ pierre
قلف qilf sol raboteux
نقل naqil rocailleux (terrain)
وقل waqal pierres, rochers
La métaphore permet de généraliser au-delà vers toutes sortes de pierres, de dépouillements ou de nudités :
جدر √ǧdr – جدراء ǧadrā’ dont la peau est rongée, mangée et sans poil (brebis)
جرد √ǧrd – V. être nu, mis à nu, dépouillé de tout
جرم ǧarama enlever la laine des moutons
جشر ğašira être inégal et rude au toucher
حدرج √ḥdrğ – محدرج muḥadrağ sans poil
ضرج √ḍrǧ – مضرج miḍraǧ lambeau d’étoffe ou de vêtement usé
عجرد √‛ǧrd – II. être tout nu
فرج faraǧ nudité des parties honteuses
خلق √ḫlq – IV. être usé, râpé
دلق √dlq – دلوق dalūq qui a les dents cassées de vieillesse
دلقم dilqim aux dents usées (chamelle) (DRS)
En d’autres circonstances le rasage, qui est une façon d’égaliser une surface, est considéré comme une activité qui a des conséquences positives s’exprimant par des racines signifiant nettoyer, polir, fourbir, lisser, etc.
جرد √ǧrd – V. être lisse, uni
جرش ǧaraša nettoyer la peau, en enlever les peluches ; lisser, frotter pour rendre lisse
جرن ǧarana être fourbi, poli (cuirasse)
حدرج √ḥdrğ – محدرج muḥadrağ ras, lisse
فرجن farǧana étriller, nettoyer (un cheval) avec une étrille
نجر naǧara raboter le bois
خلق √ḫlq – II. polir
زهلق zihliq lisse, poli
صقل ṣaqala polir, fourbir, rendre lisse et luisant
صلق √ṣlq – صليق ṣalīq uni et lisse
قلج √qlǧ – II. nettoyer ses dents
ملق malaqa laver, nettoyer – ملق malaq sol uni et doux – ملقة malaqa pierre plate et de surface unie
... ce qui permettra à un objet d’être plus propre, débarassé de ses impuretés, d’apparaître net, pur, blanc :
جرد √ǧrd – أجرد ’aǧrad pur, sans mélange
جرم √ǧrm – IV. être pur, franc (couleur, teinte) ; être pur, net (voix)
جهر √ǧhr – جهير ǧahīr pur, franc, non mêlé d’eau (lait)
مرج √mrǧ – مارج māriǧ pur, sans fumée (feu)
قلب qalb pur, sans mélange ; la partie la plus pure, la plus essentielle ; cœur ; moelle du palmier
ملق malaqa blanchir
Pour rendre les surfaces encore plus luisantes et plus lisses, on peut ensuite les graisser, enduire, oindre,...
غمجر ġamğara enduire d'une substance glutineuse (un arc cassé)
زلق √zlq – II. oindre le corps
سلق salaqa enduire une outre à lait pour l’assouplir
قلف √qlf – قليف qalīf enduit de limon à l’intérieur (vase en terre)
... ce qui permettra à deux objets de s’adapter l’un à l’autre, d’entrer plus facilement l’un dans l’autre, de se convenir, d’où les généralisations rendre propre à, apte à et mériter, être digne de :
جدر ǧadura être digne de qqch, apte ou propre à qqch
جرم ǧarama mériter qqch, être digne de qqch
خلق √ḫlq – VIII. convenir et s’adapter à qqch – خليق ḫalīq apte, propre, qui convient à, digne de
ليق √lyq – لاق lāqa être convenable, convenir
Les dérivations sémantiques engendrées par la saisie de la nourriture nous ont emmené bien loin. Il est temps de revenir à l’alimentation proprement dite. Nous poursuivons par sa deuxième phase.
Notes
1. Nous l’avons en effet déjà noté dans notre étude Sorbet et moucharabieh à propos de la racine شعر √š‛r, laquelle, rappelons-le, a également le sens de saisir, comprendre.
2. Jean-Claude Rolland (2017), « Éclats de roche : une étude d’étymologie sur les noms de la pierre en latin, grec et arabe », dans Journal of Arabic and Islamic Studies, « Dossier spécial : Approaches to the Etymology of Arabic » (En ligne).
2.1.4. La phase préparatoire : goûter, mâcher, ruminer
Les incisives et les canines ayant joué leur rôle, c’est au tour des molaires d’entrer en scène, non sans d’abord permettre au palais de goûter au passage :
لمق √lmq – V. goûter, déguster
لوق √lwq – لواق luwāq morceau (qu’on goûte)
La mastication après saisie n’est pas représentée dans notre corpus. On trouvera néanmoins deux racines pour la rumination qui est bien une mastication même si elle n’intervient qu’après régurgitation de l’aliment :
جرّ √ǧrr – IV. ruminer – جرّة ǧirra, ǧarra aliment en rumination
رجيع raǧī‛ aliment ramené à la bouche pour être ruminé
Cette opération donne évidemment lieu à des emplois métaphoriques :
جرش ǧaraša casser, piler gros – جاروش ǧārūš concasseur, meule
جرع √ǧr‛ – VIII. briser un morceau de bois
جرن ǧarana moudre le grain – جرن ǧurn mortier
نقل √nql – II. briser
Mais elle a surtout comme effet de mélanger dans la bouche les divers composants de l’aliment avant leur ingestion définitive. D’où une importante dérivation du mélange en général et de la confusion qui s’ensuit :
ثجر ṯaǧara mêler en remuant au fond du vase le marc des dattes dont on fait du vin
رجس √rǧs – مرجوسة marǧūsa confusion, imbroglio
رجن √rǧn – VIII. être embrouillé, compliqué
شرج šaraǧa mêler, mélanger
شمرج √šmrǧ – شمراج šimrāǧ mêlé, mélangé
مرج maraǧa mêler l’un avec l’autre – مرج marǧ désordre, confusion, désarroi
هرج haraǧa tomber dans l’anarchie, dans le désordre marqué par des pillages et des meurtres (se dit d’un peuple) – الهرج والمرج al-harǧ wa-l-marǧ désordre, confusion, désarroi
همرج hamraǧa être mêlé, confus, en désordre
ذلق √ḏlq – II. مذلّق muḏallaq lait délayé de beaucoup d’eau
قتل qatala délayer le vin en y mêlant de l’eau
لقث laqiṯa mêler, mélanger, brouiller
2.1.5. L’ingestion proprement dite : manger, avaler
Pour l’ingestion normale ou dans son sens général, notre corpus n’est pas très riche. On ne trouvera guère que
جرجب ǧarǧaba manger
جرجم ğarğama manger
جرس ǧarasa manger
عجر √‛ǧr – عجّار ‛aǧǧār qui avale des boulettes
قلزم qalzama avaler
هلقم halqama avaler
De même il n’y a qu’un petit nombre de mots pour désigner plus ou moins vaguement la destination du produit ingéré en vue de sa digestion :
جرّيّة ǧirriyya gésier (chez certains oiseaux) ; estomac (d’oiseau)
جرجب ǧurǧub, جرجبان ǧurǧubān ventre
جفرة ǧufra cavité du ventre, ventre
صقل ṣuql au duel صقلانِ ṣuqlāni les deux côtés du ventre, à droite et à gauche du nombril
لقن √lqn – لواقن lawāqin (plur.) bas ventre
Les êtres vivants s’alimentent pour se maintenir en vie, pour rester robuste ou le devenir, pour grandir si l’on est un petit ou un enfant. On ne s’étonnera donc pas de trouver aussi les mots suivants dans notre corpus :
جحرب ǧaḥrab, ǧuḥrub petit et gros, trapu ; gros et robuste (cheval)
جحرش ǧaḥraš gros et robuste (cheval)
جفر √ǧfr – جيفر ǧayfar lion grand, énorme
عجرم √‛ǧrm – عجارم ‛uǧārim dur, fort, robuste
عرجف √‛rğf – عرجوف ‛urğūf chamelle énorme
هرجب √hrǧb – هرجاب hirǧāb grand de taille (homme)
هرجل √hrǧl – هراجيل harāǧīl grands, longs (hommes) ; gros, énormes (chameaux)
صقلب √ṣqlb – صقلاب ṣiqlāb fort, robuste (chameau)
Limité pour l’ingestion normale, notre corpus devient nettement plus important pour l’ingestion rapide ou excessive, la dévoration, la gloutonnerie :
برج bariǧa faire bonne chère, manger et boire beaucoup
جخر ǧaḫir grand mangeur et qui a faim à tout instant
جرجب ǧarǧaba s’empiffrer (DRS)
جرجم √ğrğm – II. manger ou boire beaucoup, dévorer – جرجمان ğurğumān gourmand, glouton
جرد ǧarada dévorer (en parlant des sauterelles)
جردب ǧardaba manger avec avidité, en serrant le morceau
جردم ǧardama dévorer tout ce qui se trouvait dans l’écuelle
جرز ǧaraza manger, avaler vite – جروز ǧarūz vorace, glouton
جرس √ǧrs – جاروس ǧārūs vorace
جرف √ǧrf – جراف ǧurāf, جاروف ǧārūf gourmand (de mets et de femmes)
جرن √ǧrn – مجرن miǧran gourmand, glouton
جعطريّ ǧa‛ṭariyy gourmand, vorace(1)
خجر √ḫǧr – خجّير ḫiǧǧīr gourmand et paresseux
شجر √šǧr – III. dévorer toutes les herbes
مجر √mǧr – مجرن miǧran gourmand, glouton
بقل √bql – V. se nourrir de plantes, de légumes, les dévorer
حقل ḥaqila dévorer de la terre avec l’herbe
صقلب √ṣqlb – صقلاب ṣiqlāb fort, robuste et qui mange beaucoup (chameau)
قلفح qalfaḥa avaler tout
لعق la‛iq avide
لقف laqifa avaler qqch avec précipitation
لقم laqima avaler promptement – لقمة luqma bouchée, morceau qu’on avale en une seule fois – تلقام tilqām gourmand, vorace
هلقم hilqam, hulaqim, هلقام hilqām gourmand, glouton ; vorace
De ce point de vue, on comprend mieux qu’un certain nombre d’êtres vivants ou imaginaires connus pour leur voracité – les ogres, les sauterelles, les poux et les bêtes carnivores – soient désignés par des termes dans lesquels nos étymons {ǧ,r} et {q,l} se repèrent :
جرح √ǧrḥ – جارحة ǧāriḥa animal carnassier, bête ou oiseau de proie
جرد √ǧrd – جراد ǧarād sauterelles (= les dévoreuses)
جردم ǧardam espèce de sauterelle noire et à tête verte
جرذ ǧuraḏ espèce de gros rat des champs
جرض √ǧrḍ – جراض ǧirāḍ lion
جرموز ǧurmūz louveteau mâle
جرهم √ǧrhm – جراهم ǧurāhim lion
جرو ǧarw petit de chien, de lion, ou de toute autre bête carnassière – مجرٍ muǧrin, مجرية muǧriya hyène
جعر √ǧ‛r – جعار ǧa‛ār, جيعر ǧay‛ar hyène
حضجر √ḥḍǧr – حضاجر ḥaḍāǧir hyène
زمجر zamǧar lion
سجر √sǧr – أسجر ’asǧar lion
عرج √‛rǧ – عرجاء ‛arǧā’ hyène – عراج ‛urāǧ hyènes
عسجر √‛sǧr – عيسجور ‛aysaǧūr ogre, démon féroce
هجرس hiǧris renard ; petit de renard, renardeau
إلق ’ilq loup
دلق dalaq fouine
سلقة silqa louve – سلقان silqān loups
سلقم salqam lion – سلقامة silqāma louve
صلقم √ṣlqm – صلقام ṣilqām lion – صلاقيم ṣalāqīm dents canines chez les quadrupèdes
عسلق ‛aslaq, ‛isliq tout animal carnassier ; lion ; loup ; renard
عولق ‛awlaq ogre ; loup ; chienne en chaleur
قصل √qṣl – قصّال qaṣṣāl lion
قلب √qlb – قلاب qilāb, قلوب qalūb, قلّوب qallūb, qillūb, قلّيب qillīb loup
قمل qaml pou
هقلّس haqallas loup, renard
هلقم √hlqm – هلقام hilqām lion
NB : Sous l’entrée سلق slq du dictionnaire de Kazimirski, on trouve le mot سلوقيّ salūqiyy "lévrier" dans lequel Kazimirski voit l’adjectif relatif d’un toponyme Salouk ou Salouka, dont il ne saurait dire si c’est celui d’une ville du Yémen ou de l’Arménie, et d’où les lévriers seraient originaires. Au vu de la place tenue par la séquence SLQ- dans la liste ci-dessus, nous sommes plutôt tenté d’y voir un simple dérivé de la racine سلق √slq, d’autant plus que le verbe سلق salaqa a, entre autres sens, celui de "courir" et que l’adjectif سيلق saylaq signifie “rapide à la course” en parlant d’une chamelle (voir chapitre 3). Ajoutons enfin que ce mot est le probable étymon aussi bien de saluki "lévrier persan" que de sloughi "lévrier arabe", qui désignent deux races bien différentes.
L’ingestion excessive a elle aussi des conséquences bien connues, mais qui sont négatives ; on devient gros et gras, pansu, on prend de l’embonpoint, un gros ventre :
بجر baǧira avoir un gros ventre
ثجر ṯaǧr gros et large
جأّر √ǧ’r – جأّار ǧa’’ār et جئر ǧa’ir gras, corpulent
جرجور ǧarǧūr gros, épais
جرشب ǧaršaba guérir et reprendre de l’embonpoint
جرشع ǧuršu‛ gros, grand, au ventre enflé
جرشم ǧaršama guérir et reprendre de l’embonpoint
جرض √ǧrḍ – جروض ǧarūḍ gros, pansu, ventru
جرم √ǧrm – IV. être grand, gros, d’un grand volume
جرهم √ǧrhm – جراهم ǧurāhim gros, corpulent
حضجر ḥiḍğir fessu, qui a de grosses fesses ou un gros ventre
رجع √rǧ‛ – IV. reprendre de l’embonpoint
عجر ‛aǧira être gros, corpulent et ventru
قبنجر qabanǧar qui a un gros ventre
هبرج habraǧ, hibriǧ grand, gros, corpulent (homme)
هرجس √hrǧs – هرجاس hirǧās gros, corpulent
ثقل ṯaqula être grosse (femme)
جفلق ǧaflaq charnu, chargé de chairs
دحقل daḥqala être gonflé (ventre)
زلق zalaq fesses (d’une bête de somme)
زهلق √zhlq – زهلوق zuhlūq gras (hommes ou bêtes)
صلقم ṣalqam gros, épais (chameau)
فلق √flq – تفيلق tafaylaqa être très gros et très gras
قصل √qṣl – قصيلّة qiṣyalla gros, large et en même temps de petite taille, trapu (homme, chameau)
قلع √ql‛ – قيلع qayla‛ femme au corps épais
قلف √qlf – VII. être naturellement gonflé et arrondi (ventre) – قليف qilyaf (chamelle) au corps épais
قلهب qalhab homme âgé et au corps épais
قمل qamila prendre de l’embonpoint
لقح √lqḥ – VIII. enfler, se gonfler
هلقم √hlqm – هلقام hilqām grand et gros (homme)
2.1.6. La phase finale : le rejet des déchets, la défécation
Fin de la digestion, le moment est venu de "rendre les excréments". Sans plus de commentaire. Nous avons inclu le vomissement, autre forme de rejet mais par la bouche et dû à l’indigestion :
جعر ǧa‛ara rendre les excréments (bêtes féroces, oiseaux)
خرج √ḫrǧ – خراجات ḫarāǧāt excréments
دحرج √dḥrğ – دحروجة daḥrūğa boule de fiente que le scarabée noir roule devant lui
رجع √rǧ‛ – IV. rendre les excréments (homme) – رجع raǧ‛ fiente, excrément
رجل riǧl excrément, ordure
ردج radaǧ excrément que rendent les fœtus d’animaux aussitôt après la naissance et avant d’avoir mangé
رمج ramağa rendre les excréments (oiseau)
زجر zaǧara vomir
ذلق ḏalaqa rendre les excréments (oiseau)
عملق ‛amlaqa rendre (avec facilité) les excréments et l’urine
قلس qalasa cracher ou vomir
Les excréments sont considérés comme sales et ils sentent mauvais, d’où la généralisation aux ordures en général et à toutes les mauvaises odeurs :
ثعجر √ṯ‛ǧr – مثعنجر muṯ‛anǧir chargé d’ordures (cil)
جخر √ǧḫr – جخراء ǧaḫrā’ petit et rempli d’ordures (œil) ; femme dont les parties sexuelles sont fétides
جشر ğašir sale, malpropre (outre)
خجر ḫaǧar haleine fétide qui accompagne quelquefois la toux
رجز riǧz, ruǧz saleté, malpropreté, ordure ; fumier
رجس riǧs saleté, malpropreté
ضرج ḍarağa salir, imprégner de qqch de sale
عرجن ‛arğana salir de sang
صلق √ṣlq – مصلوقة maṣlūqa salie, rendu sale par les bestiaux qui y ont marché et l’ont salie de leur fiente (eau stagnante)
قلج qilğ vêtement sale, malpropre
قهل qahila être sale, malpropre (homme)
Nous en avons enfin terminé avec l’ingestion des solides. Place à celle des liquides.
Notes
1. Nous avons déjà rencontré جعطريّ ǧa‛ṭariyy dans notre étude Pluies et parfums. C'est un mot intéressant car il peut s'analyser comme résultant du croisement de trois étymons : l’étymon {ṭ,r} de cette étude-là, l’étymon {ǧ,r} de celle-ci, et probablement l’éymon {ǧ,‛} de la racine non ambigüe جوع √ǧw‛ "faim".
Derniers commentaires
Bonjour et merci pour votre intérêt. La parenté est fondée sur un double rapport formel (le digramme radical {b,ẓ}) et sémantique (la sexualité).
Bonjour, si je comprends bien votre note 30, بظر pourrait être apparenté à باظ mais cela me parait un peu tordu... Ne le serait-il pas plutôt à بَظْرة, voire à بَثْرَة ?
Oui, voyez le travail de Saguer sur les préfixes n et m, dans "Le phénomène de la préfixation dans les racines arabes", Faculté des Lettres et Sciences Humaines d’Agadir. (2002, en arabe).
Merci.. Y'a t'il des articles de Bohas et suguar abderrahim concernant l'incrementation du consonne "n" et "m" dans le racine du lexique arabe ?..