Pour une matrice phonétique
de la gorge et du cou {[dorsale],[+sonant]}
1. Nous avions conclu notre étude La gorge et le cou en laissant entrevoir l’existence probable d’une telle matrice. Nous disions :
Encore n’avons-nous qu’effleuré le sujet car nous disposons de plusieurs indices qui convergent vers la probable existence de ce que Bohas appellerait une “matrice phonétique de la gorge et du cou”, dont les traits seraient, sauf erreur, {[dorsale],[+sonant]}.
Dans cette étude, on avait pu en effet constater l’existence d’un parallélisme sémantique manger (ou boire)(1) // parler (ou crier) – entre autres – dans un grand nombre de racines construites sur les étymons {ǧ,r} et {q,l}. Rappelons en quelques-unes parmi les moins ambigües :
L’étymon {ǧ,r}
جرجر ǧarǧara avaler, boire en faisant glouglou – جرجور ǧarǧūr gros, épais // جرجر ǧarǧara crier, vociférer avec colère – جراجر ǧurāǧir qui crie, mugit (chameau)
وجر √wǧr – V. avaler un médicament ; boire qqch à contre-cœur // وجر waǧr bruit – أوجر ’awǧar tumulte (d’une armée, etc.)
جرح ǧaraḥa chercher à se procurer de la nourriture (animaux) – جارحة ǧāriḥa animal carnassier, bête ou oiseau de proie // جرح ǧaraḥa blesser par des propos ou des paroles offensantes
جرز ǧaraza manger, avaler vite – جروز ǧarūz vorace, glouton // جرز ǧaraza médire de qqn
جرس ǧarasa manger – جاروس ǧārūs vorace // جرس ǧarasa produire un léger bruit, un murmure – IV. chanter, fredonner
جرض √ǧrḍ – جراض ǧirāḍ lion – جروض ǧarūḍ gros, pansu, ventru // جرض √ǧrḍ – جراض ǧurāḍ plein de tendresse (se dit surtout d’une chamelle qui témoigne sa tendresse pour son petit par une voix sourde qui part du gosier)
جردم ǧardama dévorer tout ce qui se trouvait dans l’écuelle // جردم ǧardama et جرذم ǧarḏama parler beaucoup et avec volubilité
سجر saǧara verser (de l’eau) dans le gosier, l’y faire descendre – أسجر ’asǧar lion // سجر saǧara pousser un cri perçant et prolongé (se dit d'une chamelle, quand elle témoigne par sa voix sa tendresse pour son petit)
هجر √hǧr – هجير haǧīr grande coupe à boire ; grand abreuvoir // IV. radoter, dire des absurdités, des sottises, battre la campagne ; se moquer de qqn ; tenir à qqn un langage indécent
NB : Certaines racines tri- ou quadriconsonantiques peuvent comporter deux dorsales ou deux sonantes ; on dira qu’elles résultent du croisement de deux étymons synonymes. On ne s’étonnera donc pas de les voir apparaître ci-après deux fois, une fois fois sous chacun de ces deux étymons.
L’étymon {q,l}
قلج qalaǧa – V. courir les pays pour chercher de quoi vivre en temps de disette // قلج qalaǧa mugir en répétant plusieurs fois la gamme (chameau)
قلس qalasa boire beaucoup de vin fait de dattes // قلس qalasa chanter avec art
قلزم qalzama avaler // قلزمة qalzama cri
لقع laqa‛a enlever rapidement avec le bout des lèvres ou du bec // لقع laqa‛a – V. déblatérer – لقعة luqa‛a bavard et hâbleur
سلق salaqa oter, enlever la viande de dessus l’os – سلقة silqa louve // سلق salaqa courir ; crier, pousser un cri – سلّاق sallāq qui a de la faconde, éloquent
2. Dans la deuxième partie de notre étude de la racine قرأ √qr’, nous avons relevé le même parallélisme sémantique dans plusieurs racines construites sur l’étymon {q,r} :
L’étymon {q,r}
قرر qurar gorgée, ce que l’on hume – قرّيّة qirriyya gésier d’oiseau – مقرّة maqarra endroit resserré, étroit, où l’on abreuve les bestiaux // قرّ qarra cesser brusquement de glousser ; couler, glisser, souffler secrètement qqch dans l’oreille de qqn, lui dire qqch tout bas ; siffler (serpent)
قرى qarā régaler qqn comme son hôte en lui présentant telle ou telle chose à manger ; tasser une partie du fourrage dans sa bouche contre une des mâchoires (chameau) // قرى qarā lire
قرض qaraḍa couper en rongeant – قريض qarīḍ aliment qu’un ruminant ramène de l’estomac à la bouche pour le ruminer // piquer par des propos offensants ; réciter un vers, un poème (composé par soi-même)
دقر daqira être repu, avoir trop mangé ; vomir // دقرارة diqrāra intrigues, propos qu’on tient sur le compte de qqn pour lui nuire
عقر ‛aqara manger, dévorer (le pâturage) // III. dire des injures à qqn – X. se mettre à hurler d’une voix retentissante (loups) – عقيرة ‛aqīra haute voix, cri (d’un homme qui pleure, chante ou lit à haute voix)
طرق ṭariqa boire de l'eau trouble // طرق ṭarq son de la voix ou d'un instrument de musique – طرّيق ṭarrīq métaph. parole
برقط √brqṭ – II. se nourrir de toutes sortes de nourriture // I. parler à tort et à travers
3. Nous avons enfin effectué quelques sondages dans les racines visiblement ou probablement construites sur d’autres étymons relevant de notre hypothétique matrice phonétique de la gorge et du cou. En voici les résultats :
L’étymon {ǧ,l}
لجلج laǧlaǧa retourner dans sa bouche le morceau que l’on mange // répéter les mêmes mots en parlant ; balbutier une réponse
جلب ǧalaba travailler pour nourrir qqn – جلبة ǧulba certaine quantité de fourrage // جلب ǧalaba crier à qqn ou un cheval pour faire marcher, pour exciter – IV. pousser un cri, des cris – جالب ǧālib conteur
جلح ǧalaḥa manger, dévorer (chameaux, écorce des arbres) // III. ébruiter, divulguer, faire connaître une chose
جلط ǧalaṭa – VII. boire tout ce qui était dans le vase // I. mentir
زلج zalaǧa V. boire immodérément // II. énoncer qqch, proférer des paroles
قلج qalaǧa – V. courir les pays pour chercher de quoi vivre en temps de disette // I. mugir en répétant plusieurs fois la gamme (chameau)
لهج lahağa II. offrir à déjeuner à qqn // لهجة lahğa langue, accent, dialecte
Notes
1. Et aussi rejeter la nourriture ou la boisson : cracher, vomir.
L’étymon {ḫ,r}
خرس ḫarisa boire à une cruche // être muet
خرصة ḫurṣa eau à boire ; nourriture d’accouchée // خرص ḫaraṣa énoncer un avis ; mentir
خرط ḫaraṭa – VIII. enlever avec les dents les baies de la grappe, en la mettant dans la bouche // VII. s’attaquer à qqn par des paroles injurieuses
خبرة ḫubra portion, ration (de mets) servie à qqn // خبر ḫabar nouvelle, bruit qui court
L’étymon {ḫ,l}
لخي laḫiya – VIII. manger du pain mitonné ou de la bouillie (enfant) // être très bavard, parler à tort et à travers
خلابيس ḫalābīs chameaux qui ont bientôt étanché leur soif à l’abreuvoir // mensonge(s)
L’étymon {ġ,r}
غرغرة ġarġara gésier d’oiseau // غرغر ġarġara râler
راغ rāġa se tourner vers qqn pour lui adresser la parole ou lui donner à manger
غرض ġariḍa II. manger des fruits ; manger des viandes fraîches avec une certaine jouissance – IV. pétrir de la pâte et en donner à manger dès le matin // غريض ġarīḍ chanteur habile
نغر naġira boire beaucoup, se gorger d’eau // II. crier à une chamelle – نغر nuġar rossignol
مرغ maraġa consumer, dévorer toute l’herbe du pré // IV. bavarder, babiller
L’étymon {ġ,l}
لغي laġiya se gorger d’eau sans éteindre sa soif // commettre une erreur en parlant, se tromper – لغًا laġan son voix – لغة luġa mot, expression ; langue – لغو laġw aboiement du chien ; faute de langage
لغب laġaba boire à l’aide de la langue (chien) // لغب laġb mensonge
بلغة bulġa morceau de pain, subsistance // بلغ baluġa être éloquent
L’étymon {k,r}
كرز kariza manger habituellement beaucoup de fromage أقط ’aqiṭ, en être grand amateur // كرز karaza prêcher, proclamer, annoncer (la bonne nouvelle, l’Évangile) – كارز kāriz missionnaire ; crieur public – كرّاز kurrāz bègue
NB : Sachant que le phénomène de la kashkasha(2) peut notamment expliquer une alternance k/š, on ne sera pas surpris par le fait que شرب šariba "boire" signifie aussi "dire des mensonges sur quelqu'un"(3).
L’étymon {k,l}
لكّ lakk chair, viande // لكّ lakka – VIII. se tromper en parlant, commettre une faute ; être long à dire qqch, ânonner en parlant
لاك lāka (u) manger, ronger doucement un corps dur // déchirer qqn, médire de qqn
كلب kalaba – III. dévorer les épines des arbres (chameaux) – كلب kalab voracité, faim de chien // كلب kalaba aboyer(4)
علك ‛alaka manger, mâcher – عولك ‛awlak morceau que l’on mâche, que l’on retourne dans la bouche // عولك ‛awlak embarras de la langue qui consiste à répéter deux fois le même mot
NB : Relèvent probablement de cet étymon les racines أكل √’kl "manger" et كلم √klm "parler".
L’étymon {ṣ,r}
خرصة ḫurṣa eau à boire ; nourriture d’accouchée // خرص ḫaraṣa énoncer un avis ; mentir
صرف ṣarafa boire du vin // صروف ṣarūf qui grince des dents – صريف ṣarīf cri d'une porte qui tourne sur ses gonds, d'une poulie, etc.
Notes
2. Voir Bohas, Rolland et Saguer, « Une nouvelle dimension du domaine de la kashkasha », revue Al-Abhath, vol. 62-63 (2014-2015), American University, Beyrouth.
3. Voir notre étude Sorbet et moucharabieh.
4. Pour qui s’étonnerait de la présence du chien dans ce corpus, voir ce que nous disons des animaux dévorants dans La gorge et le cou. Il est en effet possible sinon probable que le chien tienne son nom arabe de ses caractéristiques principales et non l’inverse, comme on le croit généralement. C’est souvent ainsi que semblent avoir été nommés nombre d’animaux. Voir par exemple ce que nous disons des noms de l’araignée et de la chèvre dans Les racines quadriconsonantiques à séquence initiale عن ‛n-.
L’étymon {ṣ,l}
لحص laḥaṣa – VIII. avaler // I. dire tout, un détail après l’autre
لمص lamaṣa prendre qqch sur le bout du doigt et lécher le doigt // لموص lamūṣ menteur ; fripon
L’étymon {ḍ,r}
ضور ḍawr faim violente // ضور ḍwr V. hurler (de faim, bêtes carnivores)
روض √rwḍ IV. boire une seconde fois ; abreuver // III. adresser des propos flatteurs
حضر ḥaḍr déjeuner – حضرة ḥaḍra repas, dîner – حضراء ḥaḍrā’ qui mange ou boit promptement // حضر ḥaḍara – III. riposter à qqn ; converser
جرض √ǧrḍ – جراض ǧirāḍ lion – جروض ǧarūḍ gros, pansu, ventru // جراض ǧurāḍ plein de tendresse (se dit surtout d’une chamelle qui témoigne sa tendresse pour son petit par une voix sourde qui part du gosier)
عرض ‛araḍa crever pour avoir mangé trop d’herbe (moutons) ; dévorer les cimes des branches (chameaux) – X. tomber sur un pâturage et y paître – عروض ‛arūḍ nourriture // II. calomnier qqn ; être éloquent – V. parler mal de qqn – عارضة ‛āriḍa éloquence, faconde
غرض ġariḍa II. manger des fruits ; manger des viandes fraîches avec une certaine jouissance – IV. pétrir de la pâte et en donner à manger dès le matin // غريض ġarīḍ chanteur habile
قرض qaraḍa couper en rongeant – قريض qarīḍ aliment qu’un ruminant ramène de l’estomac à la bouche pour le ruminer // قرض qaraḍa piquer par des propos offensants ; réciter un vers, un poème (composé par soi-même)
L’étymon {ḍ,l}
هيضلة hayḍala chamelle qui a beaucoup de lait // هيضلة hayḍala voix confuse des hommes – هضل haḍala répandre un torrent de paroles, de vers qu’on récite
L’étymon {ṭ,r}
طرق ṭariqa boire de l'eau trouble // طرق ṭarq son de la voix ou d'un instrument de musique – طرّيق ṭarrīq métaph. parole
خرط ḫaraṭa – VIII. enlever avec les dents les baies de la grappe, en la mettant dans la bouche // VII. s’attaquer à qqn par des paroles injurieuses
عرط ‛araṭa ronger et déchirer (chameaux qui rongent les arbres) // VIII. déchirer qqn, calomnier, diffamer
برقط √brqṭ – II. se nourrir de toutes sortes de nourriture // I. parler à tort et à travers
سرطم sarṭam qui a le gosier large, et qui avale avec avidité et promptement // qui parle avec facilité, disert
L’étymon {ṭ,l}
طلع ṭala‛a IV. vomir // III. lire, parcourir un livre
جلط ǧalaṭa – VII. boire tout ce qui était dans le vase // I. mentir
L’étymon {ẓ,l}
لافظة lāfiẓa qui nourrit ses petits ; qui se laisse traire facilement et rumine pendant tout ce temps – لفاظ lifāẓ légumes // لفظ lafaẓa prononcer un mot, des paroles
لعمظ la‛maẓ gourmand, glouton // لعماظ li‛māẓ fanfaron, hâbleur
لمظ lamaẓa goûter, déguster // تلمّاظة tilimmāẓa bavarde et criarde (femme)
L’étymon {ẓ,r}
Néant
Ce qui précède, rappelons-le, n’est qu’un échantillon de données qu’il conviendrait de compléter par une étude exhaustive de tous les étymons et racines concernés et par les autres parallélismes sémantiques relevés dans La gorge et le cou. Il nous semble cependant que cet échantillon est suffisamment probant pour devoir être pris en considération. D’autant plus qu’il n’est guère étonnant qu’une langue fasse appel aux mêmes phonèmes pour parler aussi bien de ce qui entre par la bouche que de ce qui en sort.
D’ailleurs qui sait si certaines langues indo-européennes ne présenteraient pas un parallélisme similaire ? Pour se limiter aux deux langues anciennes les plus connues, ce n’est probablement pas un hasard si l’on trouve, en rapport avec la gorge, le cou, la bouche ou la langue,
– des mots grecs comme γαργαρίζω [gargarízô] gargariser, γλῶσσα [glôssa] ou γλῶττα [glôtta] langue, λαυκανίη [laukaníê] gorge, λέγω [légô] dire, λόγος [lógos] propos, paroles,...
– et des mots latins comme collum cou, gula gosier, bouche, gurges gosier, legō lire, lingō lécher, lingua langue, rugiō rugir, rūgō roter, ... sans oublier ces deux composés de gerō : digerō répartir les aliments dans l’organisme, digérer et ingerō ingérer.
Mais pour en arriver à ce constat, il faudrait d’abord que les spécialistes des langues indo-européennes admettent que le phénomène de non ordonnancement des radicales s’applique aussi bien à leur domaine qu’à celui des langues sémitiques. On n’en est, semble-t-il, pas encore là.
(Décembre 2019)
Derniers commentaires
Bonjour et merci pour votre intérêt. La parenté est fondée sur un double rapport formel (le digramme radical {b,ẓ}) et sémantique (la sexualité).
Bonjour, si je comprends bien votre note 30, بظر pourrait être apparenté à باظ mais cela me parait un peu tordu... Ne le serait-il pas plutôt à بَظْرة, voire à بَثْرَة ?
Oui, voyez le travail de Saguer sur les préfixes n et m, dans "Le phénomène de la préfixation dans les racines arabes", Faculté des Lettres et Sciences Humaines d’Agadir. (2002, en arabe).
Merci.. Y'a t'il des articles de Bohas et suguar abderrahim concernant l'incrementation du consonne "n" et "m" dans le racine du lexique arabe ?..