Les charges sémantiques de l’étymon nº 294 {‛,l}
1. « Maladie » et « avidité » chez Bohas et Bachmar (p. 122-123)
Référence : Georges Bohas et Karim Bachmar, « Les étymons en arabe. Analyse formelle et sémantique », Recherches, n° 23, Beyrouth, Dar El-Machreq, 2013.
Maladie et avidité sont les deux charges sémantiques relevées par les auteurs, à partir de leur examen des racines suivantes :
عَلّ ‛alla être malade – عليل ‛alīl malade, indisposé
لاعة lā‛a malade, qui éprouve un malaise
عول ‛wl – عال ‛āla – IV. être très avide de qqch ; désirer ardemment
ولع wali‛a être avide de qqch, convoiter qqch
Ces observations sont justes : on retrouvera effectivement le sémantisme de la maladie – ou de son traitement – dans quelques racines ambigües :
علس ‛alasa – II. empirer (maladie)
علّوص ‛illawṣ indigestion
لعج la‛aǧa causer du mal à qqn, causer une douleur cuisante
علج ‛alaǧa surpasser qqn dans le traitement d’une maladie(1)
... et celui de l’avidité dans une racine non ambigüe oubliée par les auteurs :
لعو la‛w avide – لعوة la‛wa violence, intensité de la faim
Mais, on le voit, première critique, qu’est-ce que l’avidité sinon un faim violente ? Il aurait fallu dépasser la lettre et compléter les données par
لعلع la‛la‛a – II. s’agiter par suite de la violence de la faim
ليع ly‛ – ليعة lay‛a faim violente qui brûle les entrailles
On retrouve le sémantisme de l’avidité, de la voracité, de la gloutonnerie, et même de l’avarice, cette avidité pour l’argent et les biens matériels, dans plusieurs racines ambigües :
بلع bl‛ – بولع bawla‛ gourmand, glouton
علز ‛aliza être agité (en parlant d’un malade ou d’un homme avide)
علف ‛ilf gourmand, glouton
عله ‛aliha être affamé
قعل qa‛l avare
كعل ka‛l homme riche et avare
لعس la‛asa – V. manger beaucoup
لعص la‛iṣa être vorace, glouton
لعق la‛iq avide
هلع hali‛ avide
دعلج da‛laǧ vorace
علدم ‛aldam gourmand qui dévore tout ce qui lui tombe sous la main
علطميس ‛alṭamīs gourmand, glouton
لعمظ la‛maẓ gourmand, glouton
علّوش ‛illawš homme adroit et avide
هلبع hulabi‛ gourmand, glouton, vorace
NB : La racine علز ‛aliza associe les deux notions, comme si l’avidité était une maladie.
Ce n’est pas la seule critique que l’on peut faire à l’encontre des observations de Bohas et Bachmar. Nous allons en effet ci-après démontrer
– que ces deux charges sémantiques n’en font peut-être qu’une ;
– qu’un examen plus approfondi des racines non ambigües révèle d’autres charges sémantiques ;
– qu’une seule des diverses charges sémantiques est première, les autres en étant dérivées.
Notes
1. On trouve parfois dans une même racine aussi bien la maladie que son traitement, par exemple dans دوي dawiya être mal, être malade // III. soigner un malade ; guérir qqn. C’est aussi le cas dans notre corpus où علج ‛alaǧa n’est certainement pas sans rapport avec لعج la‛aǧa.
2. D’après notre corpus
Observons un corpus de racines non ambigües un peu plus riche en formes et sémantismes que celui de Bohas et Bachmar :
عَلّ ‛alla servir de nourriture à la place d’une autre ; être malade – عُلّ ‛ulla (f. passive) être mangé, consommé – علّة ‛illa maladie, indisposition – عليل ‛alīl malade, indisposé
على ‛alā être haut, élevé, supérieur, s’élever, monter, etc. – عليّ ‛aliyy haut, grand ; fort, robuste – على ‛alā sur
عول ‛wl – عال ‛āla nourrir, entretenir sa famille ; élever, relever – IV. être très avide de qqch ; désirer ardemment – عول ‛awl aliments, subsistance d’une famille
عيل ‛yl – II. nourrir mal, négliger – IV. avoir une famille nombreuse, beaucoup de monde à nourrir – عيال ‛iyāl famille à charge, enfants – عيالة ‛iyāla fourrage
وعل wa‛ala être placé plus haut, être plus élevé
لعلع la‛la‛a – II. s’agiter par suite de la violence de la faim
لعو la‛w avide – لعوة la‛wa violence, intensité de la faim
لوع lw‛ – لاع lā‛a affecter profondément qqn – لاعة lā‛a malade, qui éprouve un malaise
ولع wali‛a être avide de qqch, convoiter qqch
Outre la maladie et l’avidité, apparaissent aussi :
a. la nourriture, l’alimentation
عَلّ ‛alla servir de nourriture à la place d’une autre – عُلّ ‛ulla (f. passive) être mangé, consommé
عول ‛wl – عال ‛āla nourrir, entretenir sa famille – عول ‛awl aliments, subsistance d’une famille
عيل ‛yl – II. nourrir mal, négliger – IV. avoir une famille nombreuse, beaucoup de monde à nourrir – عيال ‛iyāl famille à charge, enfants – عيالة ‛iyāla fourrage
Quelques racines ambigües :
بلع bali‛a avaler
ضلع ḍala‛a être repus de boire et de manger
عقل ‛aqala manger de l’herbe
علس ‛alasa manger ou boire ; se nourrir de qqch
علف ‛lf – II. nourrir abondamment ses bestiaux – علف ‛alaf fourrage, foin ; nourriture
علق ‛alaq nourriture des bestiaux – علوق ‛alūq nourrice
علك ‛alaka manger, mâcher, retourner un morceau dans la bouche
لطع laṭa‛a lécher – VIII. boire tout jusqu’au fond
لعز la‛aza lécher (se dit d’une femelle qui lèche son petit)
لعس la‛asa – V. manger beaucoup
لعض la‛aḍa saisir qqch avec la langue en la tirant
لعف la‛ifa – IV. lécher le sang et l’enlever avec la langue (lion, etc.)
لكع laka‛a manger et boire
ملع mala‛a téter sa mère (chamelon)
بلعم bal‛ama avaler
علهد ‛alhada nourrir bien un enfant
علهز ‛ilhiz sorte de nourriture faite de sang et de poil de chameau
لعذم la‛ḏama – II. manger, dévorer qqch
لعظم la‛ẓama – II. manger, dévorer qqch
b. la hauteur ou l’élévation, la supériorité, la force supérieure
على ‛alā être haut, élevé, supérieur, s’élever, monter, etc. – عليّ ‛aliyy haut, grand ; fort, robuste – على ‛alā sur
عول ‛wl – عال ‛āla élever, relever ; prendre le dessus sur qqn et le vaincre (se dit d’une chose à laquelle on ne peut pas résister)
وعل wa‛ala être placé plus haut, être plus élevé
Quelques racines ambigües :
تلع tala‛a élever la tête plus haut que les objets environnants – تلع tal‛ hauteur, élévation, monticule – تليع talī‛ grand de taille, au long cou
ثعل ṯa‛ila – IV. être grand, considérable – أثعل ’aṯ‛al homme riche, grand et gros
خلع ḫala‛a s’élever, se développer (plante, arbre)
ضعل ḍ‛l – ضاعل ḍā‛il fort, robuste (chameau)
ضلع ḍalu‛a être robuste – ضلع ḍil‛ colline, monticule, coteau, montée
طلع ṭala‛a gravir une montagne, monter, s’élever
عقل ‛aqala être vertical (ombre à midi) ; monter bien haut sur la montagne (chamois) – معقل ma‛qil montagne très haute – عقيلة ‛aqīla chef d’une tribu, d’une famille
علج ‛alaǧa surpasser qqn dans le traitement d’une maladie
علس ‛alasa – II. empirer (maladie)
قعل √q‛l – IV. s’épanouir (fleur de la vigne) – قاعلة qā‛ila sommet d’une montagne ; montagne longue et roide – قوعل qaw‛ala être juché au haut d’une colline
قلع √ql‛ – قلعة qal‛a place forte, citadelle – قلعة qala‛a grande chamelle
كلاع kulā‛ force, vigueur
دلعث dal‛aṯ gros et robuste
دلعس dal‛as gros et chargé de chairs
On voit pourquoi Bohas et Bachmar, à la recherche de séquences réversibles, n’ont retenu ni l’un ni l’autre de ces deux sémantismes : alors que, dans les racines non ambigües, la maladie et l’avidité sont présentes aussi bien dans l’ordre عل ‛l des composants de l’étymon que dans l’ordre لع l‛, nos deux nouveaux sémantismes n’y apparaissent que dans l’ordre عل ‛l. L’ordre لع l‛ n’est attesté que dans les racines ambigües.
Mais cette contrainte tombe si ces divers sémantismes, logiquement liés, n’en font plus qu’un ; ce qui est le cas. En effet :
1. La faim est la cause première de l’acte de se nourrir ou de nourrir qqn. On comprend alors pourquoi on trouve les deux sémantismes naturellement associés dans la racine non ambigüe
عول ‛wl – عال ‛āla nourrir, entretenir sa famille // IV. être très avide de qqch ; désirer ardemment
... ainsi que dans la racine ambigüe
علق ‛alaq nourriture des bestiaux – علوق ‛alūq nourrice // عولق ‛awlaq faim
... et probablement dans beaucoup d’autres hors corpus.
2. La maladie est souvent perçue, à tort ou à raison, comme une conséquence de l’ingestion d’une mauvaise nourriture ou d’un excès de nourriture. On ne sera donc pas étonné que figure dans notre corpus un mot comme علّوص ‛illawṣ “indigestion”, ni de la présence des deux sémantismes au sein d’une même racine :
عَلّ ‛alla servir de nourriture à la place d’une autre // être malade
علس ‛alasa manger ou boire ; se nourrir de qqch // II. empirer (maladie)
3. Le développement, la montée, la hauteur : la maladie n’est heureusement pas la seule conséquence de l’ingestion d’une nourriture ou d’une boisson, ni même la principale : la principale conséquence, c’est l’entretien de la vie du corps de l’adulte et le développement de celui de l’enfant ou du petit d’animal qu’on élève. Tout enfant s’est entendu dire qu’il doit manger s’il veut grandir. On ne s’étonnera donc pas de trouver associées ces deux notions dans
عول ‛wl – عال ‛āla nourrir, entretenir sa famille – عول ‛awl aliments, subsistance d’une famille // élever, relever
عقل ‛aqala manger de l’herbe ; comprendre, saisir (par l’intelligence)(2) // être vertical (ombre à midi) ; monter bien haut sur la montagne (chamois) – عقيلة ‛aqīla chef d’une tribu, d’une famille
... tout comme on les retrouve ainsi dans une trentaine d’autres racines répertoriées dans notre étude La tour et les signes du Zodiaque(3) à laquelle nous renvoyons donc le lecteur.
Inversement, on trouve hors corpus diverses racines ayant les deux sens de "mal nourrir" et de "ne pas grandir, ne pas croître". Mais la racine non ambigüe par excellence de la hauteur, du dessus, de la supériorité, c’est bien évidemment et avant tout
على ‛alā être haut, élevé, supérieur, s’élever, monter, etc. – عليّ ‛aliyy haut, grand ; fort, robuste – على ‛alā sur
On notera à cette occasion un curieux parallélisme à la fois formel et sémantique entre la séquence arabe ‛al- et la racine indo-européenne *al- « nourrir // croître », bien représenté en latin par le nom alimentum et l’adjectif altus. Pour comprendre la relation entre l’aliment et la hauteur, il faut savoir que altus « qui a fini de grandir, devenu grand », fut d’abord le participe passé du verbe alere, « nourrir, faire grandir », dont alimentum est un dérivé. Il fut ensuite tout naturellement employé comme adjectif avec le sens de « grand, haut ».(4)
Conclusion
L’étymon {‛,l} n’a qu’une seule charge sémantique : « absorber un aliment ou une boisson », qui se traduira par des actions comme manger, nourrir, boire, lécher(5), téter, etc.
De cette charge première sont logiquement dérivées deux charges sémantiques secondaires avec leurs extensions figurées :
1. Conséquences positives : le développement de la taille et de la force physique, le déplacement en hauteur ; la supériorité intellectuelle ou sociale.
2. Conséquences négatives : l’avidité, la voracité, la gloutonnerie ; la maladie ; l’avarice.
Dans deux racines ambigües, on trouve associés le développement et la maladie pour une seule signification : dans la première parce que lorsqu’une maladie grandit, elle empire, et dans la deuxième parce que le soignant est d’une efficacité supérieure :
علس ‛alasa – II. empirer (maladie)
علج ‛alaǧa surpasser qqn dans le traitement d’une maladie
Particulièrement représentative des charges sémantique de l’étymon {‛,l} est la racine non ambigüe عول ‛wl au sein de laquelle on trouve réunis ces trois sémantismes :
– nourrir, entretenir sa famille
– prendre le dessus sur qqn et le vaincre ; élever, relever
– être très avide de qqch ; désirer ardemment
(Juin 2020)
Notes
2. L’association de ces deux sens n’est pas pour nous surprendre : on la retrouve dans أدّب 'addaba qui signifie à la fois donner à qqn une bonne éducation et inviter qqn à un festin, autrement dit "nourrir physiquement et moralement" ; et dans قرى qarā qui a non seulement le sens de lire mais aussi celui de régaler qqn comme son hôte en lui présentant telle ou telle chose à manger.
3. Dans la deuxième partie, intitulée « Manger donne des forces ». Cette étude est parue dans la revue Langues et littératures du monde arabe, LLMA nº 10 (2016).
4. Le phénomène n'a pas échappé à Dolgopolsky qui, dans son Nostratic Dictionary (2008), a réuni les deux racines sous le nº 33. Mais il n'a pas vu que le lien nourrir // être haut existait aussi en sémitique, car il a placé la hauteur sémitique sous le nº 126.
5. Cette activité de la langue nous amène à partager quelques racines avec l’étude de Bohas et Saguer, « La matrice de la langue », dans Le son et le sens, Fragment d’un dictionnaire étymologique de l’arabe classique, Damas, Presses de l’IFPO, 2012. (pp 70-71).
Derniers commentaires
Bonjour et merci pour votre intérêt. La parenté est fondée sur un double rapport formel (le digramme radical {b,ẓ}) et sémantique (la sexualité).
Bonjour, si je comprends bien votre note 30, بظر pourrait être apparenté à باظ mais cela me parait un peu tordu... Ne le serait-il pas plutôt à بَظْرة, voire à بَثْرَة ?
Oui, voyez le travail de Saguer sur les préfixes n et m, dans "Le phénomène de la préfixation dans les racines arabes", Faculté des Lettres et Sciences Humaines d’Agadir. (2002, en arabe).
Merci.. Y'a t'il des articles de Bohas et suguar abderrahim concernant l'incrementation du consonne "n" et "m" dans le racine du lexique arabe ?..